Aujourd’hui, 66 % des ordonnances pour la dépression concernent des femmes, les deux tiers des consommateurs d’antidépresseurs sont des consommatrices [1]!

Dans les années 1980, on considérait déjà que les femmes étaient plus à risque de développer dépressions et névroses, au contraire des hommes plutôt sujets aux psychoses et à l’alcoolisme. Nancy Guberman expliquait alors : « ces diagnostics semblaient aller dans le sens d’une défense et illustration des stéréotypes de la masculinité et de la féminité » [2].

À quand remonte cette association entre genre et problèmes de santé mentale? L’exemple de la kleptomanie au XIXe siècle permet de découvrir l’émergence de ces discours.

Petite histoire de la kleptomanie

La kleptomanie apparaît dans un contexte particulier : l’essor de la société de consommation.

Au XIXe siècle, la majorité des nations occidentales sont des mondes en mutation marqués par un glissement vers le capitalisme industriel et l’urbanisation. Dans un tel contexte, le commerce ne peut être que favorisé. C’est ainsi que l’on assiste, au tournant des XIXe et XXe siècles, au développement de nouvelles entités commerciales : les grands magasins, comme ceux de Morgan et Dupuis à Montréal.

Or, avec les grands magasins, on observe un changement des normes et valeurs de consommation et la mise en place d’une nouvelle culture consumériste. Dans ces commerces, la consommation change de registre en passant du nécessaire au plaisir. On n’achète plus des objets dont on a besoin, mais des biens qui nous font envie. C’est la naissance du magasinage moderne où l’on achète par impulsion pour satisfaire un désir.

Une maladie qui justifie la « faiblesse » des femmes

Le basculement du sens de la consommation a un impact complexe sur les femmes, traditionnellement chargées des achats familiaux. Cette époque voit ainsi émerger une nouvelle pathologie : la kleptomanie.

La kleptomanie consiste en des vols, effectués essentiellement dans les grands magasins, par des femmes des classes moyennes et bourgeoises. Ces vols à l’étalage sont commis par des personnes plutôt nanties, qui auraient pu s’offrir les biens subtilisés. Ce ne sont donc pas des vols dus à la nécessité.

Le développement de cette nouvelle « manie féminine » amène le corps médical à réfléchir sur la « nature » des femmes. Ainsi, pour le docteur parisien Paul Dubuisson, ces voleuses « [sont] des femmes que quelque infirmité ou quelque maladie cérébrale met dans l’incapacité de résister aux suggestions pernicieuses du grand magasin et qui sont comme poussées fatalement au vol. » [3]

La kleptomanie est alors considérée comme une maladie féminine qui s’explique par la faiblesse, physique et mentale, des femmes, perçues incapables de résister à leurs désirs. Pour les médecins, les voleuses souffrent même de « débilité mentale ». La kleptomane est aussi victime des faiblesses dues à son sexe. Les médecins établissent ainsi un lien entre kleptomanie et cycle biologique féminin. Selon eux, les femmes seraient plus fragiles à certains moments spécifiques, lors de leurs menstruations, à la ménopause, ou pendant la grossesse. Freud dresse également une association entre kleptomanie et frustration sexuelle.

Pour toutes ces raisons, lors de leurs procès, les kleptomanes (que l’on juge irresponsables et infantiles) sont regardées avec clémence et condescendance. Mais, cette indulgence ne cache-t-elle pas également une peur? Après tout, définir ces actes comme des bêtises d’enfants n’est-ce pas un moyen, pour les hommes, d’amoindrir une déviance, une violence, féminine? De gommer sa dangerosité?

C’est peut-être pour cela que les discours sur la kleptomanie tendent à légitimer les inégalités de genre de la société victorienne. Ces discours masculins stigmatisent et infériorisent les femmes. Ils font partie intégrante d’une vision conservatrice des genres où les femmes sont définies comme dépendantes, nerveuses, irrationnelles, gouvernées par leurs émotions, leurs appétits sexuels, et leur cycle biologique. De la sorte, la kleptomanie, comme sa triste et célèbre cousine l’hystérie, justifie la faiblesse « naturelle » des femmes, et donc leur place de subalternes dans la société. Elle révèle également le rôle du corps médical dans la création d’une représentation stéréotypée du genre féminin.

Ces stéréotypes ont la vie dure. Effectivement, il est intéressant de noter qu’aujourd’hui encore le monde médical présente la kleptomanie comme un trouble féminin [4] .

Cécile Retg, candidate au doctorat en histoire à l’UQAM et bénévole au RQASF

Cet article s’appuie notamment sur les études suivantes : Elaine S. Abelson, When Ladies Go A-Thieving. Middle-Class Shoplifters in the Victorian Department Store, New-York/ Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Patricia O’Brien, « The Kleptomania Diagnosis : Bourgeois Women and Theft in Late Nineteenth-Century France », Journal of Social History, vol. 17, n° 1, 1993, pages 65-77; Lisa Bogani, « Le vol sous l’œil des médecins légistes. Étude du concept de kleptomanie au cours du XIXe siècle », Criminocorpus, Folie et justice de l’Antiquité à l’époque contemporaine, mis en ligne le 09 mai 2016.


Références

[1] J.-Claude St-Onge, Les dérives de l’industrie de la santé. Petit abécédaire, Montréal, Écosociété, 2006, pages 22 et 37.

[2] Nancy Guberman, « Les femmes et la politique de santé mentale », dans Les Québécoises : dix ans plus tard, vol. 15, no. 1, juin 1990, page 64.

[3] Paul Dubuisson, Les voleuses de grands magasins, Paris, A. Storck & Cie, 1902, page 46.

[4] DSM-IV-TR. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e édition, page 771 : dans la section « caractéristiques liées au sexe », il est inscrit que 2/3 des kleptomanes sont des femmes.