La santé est un sujet sensible, qui renvoie à des croyances et à des choix personnels. On aime la voir comme une chance, attribuable à une génétique heureuse, ou encore comme une récompense, méritée pour son bon comportement. Et nous le savons, il est de plus en plus reconnu que notre mode de vie occidental génère la maladie, que la dégradation de l’environnement, notre alimentation transformée et les stress de tous ordres sont liés à la montée en flèche des maladies chroniques. Le Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada (PDF) en pointe les causes. Il dénonce comment l’ensemble de notre système, centré sur la croissance économique, conduit à la marchandisation du corps humain et de la vie, dans ses moindres facettes, et comment l’absence d’une vision globale du droit à la santé conduit à des reculs.
La santé est affaire de justice sociale. C’est pourquoi les pouvoirs publics ne doivent pas abdiquer leur devoir de légiférer et de réglementer dans tous les domaines qui touchent les déterminants de la santé, tels le logement, le travail, l’alimentation, les services de santé.
Tant que nous penserons la santé comme une chance et un mérite individuels, nous aurons de la difficulté à la concevoir comme un droit collectif. Pour repenser la santé et nous attaquer aux sources de la maladie, pour mettre en place un système de soins dédié au mieux-être des personnes, il nous faut rompre avec l’idéologie sous-jacente à la vision de la santé qui prévaut dans notre société. D’autres avenues, anciennes ou nouvelles, se révèlent alors.
Mieux voir notre conception de la santé
La conception de la santé et la médecine occidentales reposent sur la science européenne du XVIIe (Descartes) au XIXe siècle (Pasteur), lorsque se développent la rationalité scientifique et l’affirmation d’une vision mécaniste du monde. Appelons cela le paradigme mécaniste de la santé : on s’intéresse aux composantes, sans considérer leur interdépendance; on sépare le corps et l’esprit. La médecine s’est développée dans cette lignée, se centrant sur les symptômes, sans prise en compte des facteurs sociaux et environnementaux de la santé et de la maladie. Il existait bien des médecins qui, dans leur propre pratique « au chevet », en tenaient compte, mais engagée sur cette lancée mécaniste, la médecine aboutit au dernier quart du XXe siècle à une pratique spécialisée dépendante de la technologie.
Le dogme/paradigme biomédical actuel nous fait croire que les médicaments sont l’unique moyen pour nous soigner, et que la recherche en génétique est la solution à tous nos maux. Oui, on peut se réjouir de l’efficacité de notre système de soins pour traiter des infections et réagir en cas d’urgence (accident de la route, crise cardiaque…). Mais on ne peut en dire autant des maladies chroniques, dont l’occurrence augmente. Pourtant, 80 % de celles-ci pourraient être prévenues, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce que ne fait pas notre médecine curative, interventionniste et coûteuse.
De la maternité à la ménopause, en passant par l’apparence physique et la tristesse, toute condition, tout écart à la norme, tout ce qui peut nuire à la performance professionnelle, sociale ou sexuelle peut être médicalisé. On assiste à un détournement du sens de la prévention, aujourd’hui définie en termes restrictifs et axée sur le recours à la médication, à la vaccination et au dépistage; on nie la dimension sociale et multifactorielle des maladies. La médicalisation bénéficie d’une aura de scientificité et peut compter sur des liens étroits avec les multinationales et la complaisance des médias attirés par les revenus publicitaires. Elle poursuivra son expansion tant qu’elle incarnera notre culture de consommation, tant qu’on n’en comprendra pas les rouages.
Vision globale et promotion de la santé
La médecine occidentale traditionnelle est imprégnée de la vision mécaniste du monde qui s’est développée avec la physique classique de Newton. Devant l’échec de cette approche à régler les problèmes fondamentaux de santé, une approche holistique, qui rejoint le principe d’interdépendance de la médecine traditionnelle chinoise (taoïste), selon laquelle tout est lié, s’impose. Toutes les cellules de nos systèmes hormonal, respiratoire, circulatoire, digestif sont en relation avec notre cerveau, avec notre système immunitaire, et interagissent avec notre esprit et notre environnement social et physique. Cette révolution scientifique ouvre la voie pour une vision sociale et non mécaniste de la santé, pour une compréhension des liens corps-esprit-société. Il en découle de multiples pistes de transformations sociales.
Nos pensées et notre sentiment d’être utile aux autres influencent notre santé. La recherche actuelle indique également que l’alimentation et l’activité physique quotidienne sont le meilleur moyen de prévention des maladies chroniques. Nous pouvons prendre conscience de notre pouvoir.
La santé dépasse largement le secteur de la santé à proprement parler. Au carrefour de tous nos droits, elle nous interpelle dans notre humanité même. Le temps est venu de changer de paradigme, afin de laisser émerger en chacun, chacune de nous une nouvelle façon à la fois individuelle et collective de prendre soin de notre corps-esprit-société.
Puisque nous faisons quotidiennement des choix qui ont des impacts sur chacune de nos cellules et chacun de nos organes, sur notre esprit et notre société, nous devons individuellement et collectivement réviser nos choix de consommation et de surconsommation. Bien sûr, certaines personnes bénéficient de plus de choix que d’autres, puisque la pauvreté et l’insécurité, les discriminations et les iniquités sociales briment le droit de faire des choix. C’est pourquoi nous devons réclamer que nos lois ainsi que la réglementation des secteurs pharmaceutique et agroalimentaire visent à protéger la santé et non les profits des entreprises.
Notre devoir de cohérence
Inspirons-nous des travaux de l’OMS, particulièrement la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé (PDF). Répondons à l’appel pressant de la Commission des déterminants sociaux de la santé (PDF) de l’OMS lancé aux gouvernements du monde, afin qu’ils agissent de manière intersectorielle pour améliorer la santé. Selon la Commission, la « cohérence des politiques est cruciale : pour favoriser la santé et l’équité en santé, les politiques des différents secteurs du gouvernement doivent se compléter au lieu de se contredire ».
Réorientation des services de santé
La Commission recommande de fonder les systèmes de soins de santé sur les principes d’équité, de prévention de la maladie et de promotion de la santé ainsi que de renforcer les personnels de santé et développer leur capacité d’influer sur les déterminants sociaux de la santé. Les responsables politiques et le personnel professionnel doivent donc se former aux questions de déterminants de la santé. La tâche de promotion doit se partager à tous les niveaux : individuel, scolaire, familial, professionnel, communautaire et gouvernemental.
Soins de santé universels
Alors que les coûts de santé explosent, principalement en raison des médicaments et de la technologie, la privatisation progressive et accélérée du système de santé conduit à des iniquités d’accès aux soins de santé. Les soins de santé doivent être offerts à toutes et tous, indépendamment de leur revenu.
La promotion de la santé a pour « but de créer, grâce à un effort de sensibilisation, les conditions favorables indispensables à l’épanouissement de la santé » et ainsi de « donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer ».
Revenu et protection sociale universelle
Un régime de protection sociale universelle doit promouvoir l’égalité entre les sexes et assurer un revenu suffisant pour mener une vie saine. C’est pourquoi nous recommandons la mise en place d’un revenu minimum garanti et des mesures fermes visant une meilleure redistribution de la richesse collective (par exemple par l’impôt progressif). Il faut réviser les lois visant à protéger la main-d’oeuvre précaire et contrer la discrimination systémique qui affecte tout particulièrement les personnes immigrantes et racisées, handicapées et autochtones.
Urbanisme et logement
À la base, nous rappelle l’OMS, l’équité en santé devrait être une préoccupation centrale de l’urbanisme et de l’administration des villes. L’étalement urbain devrait être limité et les transports publics, réguliers et accessibles. L’aménagement du territoire doit être conçu de manière à promouvoir l’activité physique et le transport actif, et à favoriser l’accès à une alimentation saine. Par-dessus tout, l’amélioration de la santé passe par l’accès à un logement sain et abordable, pour toutes et tous, en particulier pour les personnes marginalisées en raison de leur condition sociale ou tout autre critère de discrimination.
Participation citoyenne
La Charte d’Ottawa et la Commission des déterminants sociaux de la santé en appellent au renforcement de l’action communautaire pour permettre à la société civile de s’organiser et d’agir de façon à promouvoir et faire respecter les droits politiques et sociaux qui contribuent à l’équité en santé.
– Isabelle Mimeault, responsable de recherche au RQASF.
Article initialement publié (PDF) dans la revue de la Ligue des droits et libertés, automne 2013, Vol. 32, No. 2.