Quand on demande son âge à Cylvie, elle s’en sort avec une pirouette: « En 1756 est né Mozart, en 1856 est né Freud, et en 1956 est née Cylvie Gingras, comme quoi chaque siècle a son génie ! » Calculera qui voudra. Cylvie aime les gens et les chats. Elle est unique par le « C » de son prénom, sa malice, sa générosité, sa mémoire, son courage et sa capacité de résilience. Elle est née sous le signe du Sagittaire, « s’agit de s’taire!« , comme lui disait son père dont elle a hérité du sens de l’humour. Heureusement, se taire, elle ne le fait pas, notamment en nous partageant son témoignage au sujet de son expérience de la précarité menstruelle. Merci Cylvie.
« Je suis Cylvie Gingras, j’ai écrit pendant vingt ans dans l’Itinéraire, je suis une artiste, je fais des mandalas, j’écris des poèmes.
J’ai eu une vie très difficile à cause des menstruations. À l’âge de onze ans, alors que j’étais chez ma grand-mère – je me souviens que j’avais un pyjama blanc – j’ai ressenti une crampe fulgurante dans le ventre, le sang s’est mis à couler, et puis j’ai perdu connaissance: j’ai vraiment vécu un traumatisme, cette journée-là. J’ai appris quelques années plus tard, je pense que j’avais quinze ans, que la Clinique des femmes de l’hôpital juif cherchait des femmes pour leur faire passer des tests. C’est là qu’on m’a annoncé que je souffrais d’endométriose. J’étais obligée de louper trois jours d’école par mois parce que j’étais en hémorragie, et plus tard trois jours de boulot: je mettais un tampon, deux serviettes et ça passait à travers quand même. Quand je travaillais j’avais droit à dix jours de maladie payés, mais trois jours de maladie par mois ça fait 36 par an au bout du compte! Donc mon chèque de paie était amputé, j’étais pénalisée. À cause des crampes menstruelles, je perdais régulièrement connaissance, je tombais dans les pommes littéralement tellement ça faisait mal.
Des années plus tard, à trente-deux ans, au cours de malheureuses circonstances, je me suis retrouvée à la rue pendant huit ans. Les femmes qui m’entouraient, qui consommaient, n’avaient plus de menstruations. Mais moi, même en consommant, c’était le contraire… Mon médecin de famille a bien vu que j’avais vraiment de la misère avec mes règles, que je n’avais pas de gynécologue, donc il m’a parlé d’une étude sur le médicament Anaprox. À cette époque je n’en pouvais plus, je me gavais d’aspirine de 500 mg, le Tylenol n’existait pas. Je ne voulais qu’une chose : être soulagée de ces hémorragies et de ces douleurs. Donc j’ai accepté de servir de cobaye. À chaque fois que j’y allais, une fois par mois, je remplissais un questionnaire et on me donnait cent piastres, pendant un an. Cet argent me permettait de me fournir en serviettes sanitaires et en tampons. Et ça a un peu réduit mes crampes menstruelles, mais pas significativement. Finalement, ça a quand même été mon année la plus « facile » concernant les menstruations. Et c’est comme ça qu’a été homologué ce médicament.
Quand je vivais dans la rue, j’étais obligée d’aller dans les maisons d’hébergement, au Chaînon par exemple, où on me gardait trois jours entiers au début de mes règles, parce que je ne pouvais aller nulle part dans cet état-là. Les maisons d’hébergement reçoivent des dons, donc elles me fournissaient des protections hygiéniques. Mais quand ces maisons étaient pleines, il fallait que je couche dans la rue, donc j’avais des problèmes d’approvisionnement. Mes règles, la plupart du temps, duraient dix jours. Donc on me fournissait les protections dont j’avais besoin pendant trois jours, mais quand je sortais de là il me restait une semaine de menstruations. Je ne pouvais jamais en avoir d’avance, en ramasser pour le mois suivant, car on m’en donnait avec beaucoup de parcimonie. J’avais donc de la misère à gérer ça avec mon petit chèque de BS (bien-être social) de 389$… Et même si j’allais acheter une boîte de tampons et une de serviettes, ça ne durait pas. À cause de mes hémorragies, j’étais souvent obligée d’utiliser un tampon en même temps que deux serviettes et d’enrouler en plus le fond de ma culotte de papier toilette. J’étais par conséquent en permanence à court de produits sanitaires, et ça m’est donc arrivé d’être parfois obligée d’en voler. Avant de penser à mon fix je pensais à me procurer des serviettes sanitaires et des tampons.
J’ai croisé dans la rue beaucoup de femmes qui utilisaient du papier journal emballé dans du papier toilette. C’était tellement épais qu’elles marchaient les jambes écartées. À la démarche d’une femme dans la rue, je savais si elle avait ses règles ou pas. Et quand tu te prostitues, comment tu fais avec tes règles ? C’est aussi une vraie question. On devrait pouvoir trouver des produits d’hygiène menstruelle gratuitement partout: dans les toilettes des bars on trouve des condoms, alors il peut bien y avoir des serviettes et des tampons! Et quand les gens font des dons à des organismes d’aide, ils ne pensent pas aux protections hygiéniques, parce que c’est tabou. On ne se rend pas compte à quel point c’est difficile de rester propre quand on est dans la rue, alors que c’est une question de santé et de dignité de base. J’avais la chance de pouvoir me laver tous les jours grâce à la femme de ménage d’un hôtel qui me permettait de prendre une douche très tôt le matin et me donnait deux piasses par jour pour que je puisse mettre mes vêtements dans un casier.
Mais c’est finalement quand je suis sortie de la rue que ça m’a coûté le plus cher en produits sanitaires. Je ne bénéficiais plus des dons et à cette époque-là je n’avais pas de répit, car j’étais menstruée en permanence… Il fallait que je trouve une solution. Donc à l’approche de la cinquantaine, quand ça s’est rendu que j’avais mes règles tout le temps, sauf trois jours par mois, je me suis fait un cadeau: je suis allée voir un gynécologue. L’attente pour un rendez-vous avait quand même été de deux ans… Je lui ai dit « l’usine à bébé a jamais marché, on va la fermer ». Je n’ai jamais eu d’enfant, mais ça fait cinquante ans que j’ai des chats! Le 14 décembre 2006, on m’a donc enlevé la membrane de l’utérus, l’endomètre, car c’est là qu’était la source de tous mes problèmes depuis mes onze ans, et ça a mis fin à mes menstruations douloureuses et envahissantes.
Voilà mon histoire. J’ai toujours dit que quand j’allais aller là-haut, quand je vais lever les feutres, je vais Lui demander : « Toi là, t’as intérêt à me donner une maudite bonne explication ! »
Cylvie est depuis 2015 co-chercheuse – avec plusieurs autres femmes qui ont vécu ou vivent en situation d’itinérance – dans le cadre de la recherche participative « Rendre visible l’itinérance au féminin », qu’ont initiée les professeures de l’École de travail social de l’Université de Montréal Céline Bellot et Jacinthe Rivard. L’objectif était de récolter des données afin de mieux comprendre les réalités et les défis de l’itinérance féminine, et ainsi de lutter contre son invisibilisation. Ces données ont ensuite été transmises aux services de santé, de logement et d’emploi afin de leur permettre de mieux aider et accompagner les femmes en situation d’itinérance. Parmi les très nombreux témoignages récoltés au sujet de divers enjeux de santé, celui de la précarité menstruelle est très rapidement apparu comme incontournable.
De là est donc née, en 2017, la « Collecte au féminin », menée par neuf étudiantes au doctorat en pharmacie qui devaient mener à bien un projet de santé à portée sociale. Elle a consisté en un dépôt de bacs de collecte de dons de serviettes hygiéniques et de tampons dans des pharmacies montréalaises. Ces dons ont ensuite été redistribués à quatre organismes d’aide: La Rue des femmes, l’Auberge Madeleine, la Maison Marguerite et Cactus Montréal. Les étudiantes ont été primées pour ce beau projet qui a mis en lumière pour la première fois la situation de précarité menstruelle que vivent les itinérantes. Cette initiative se doit donc d’être réitérée afin d’obtenir de vrais engagements de la part du gouvernement concernant cet enjeu de santé et de dignité.
Depuis 2015, cette recherche participative s’est déployée dans sept régions du Québec (Montréal, Abitibi-Témiscamingue, Capitale-Nationale, Outaouais, Montérégie, Côte-Nord et Mauricie), où 46 femmes en situation d’itinérance ont participé à 20 rencontres organisées avec des intervenantes des secteurs sociaux. Et en 2018, l’équipe de « Rendre visible l’itinérance au féminin » a reçu une subvention du ministère de l’Éducation afin de poursuivre ce travail essentiel, qui vise maintenant à diffuser les résultats de la recherche et à sensibiliser un public large sur l’itinérance féminine. Le groupe est toujours à la recherche de nouveaux fonds afin de poursuivre son activité, en visant plusieurs objectifs : maintenir les actions de sensibilisation en région, collaborer à l’écriture d’un ouvrage collectif sur l’itinérance des femmes, et même de partager leur expérience à des groupes de femmes en Europe (un voyage à Bruxelles est prévu pour bientôt!). De vraies « défricheuses », comme elles se surnomment elles-mêmes.
Diffusion de la recherche
Bellot, C. & Rivard, J. (2017). Repenser l’itinérance au féminin dans le cadre d’une recherche participative. Criminologie, 50 (2), 95–121
Rapport de recherche intégral: Rendre visible l’itinérance des femmes