L’intersectionnalité est l’un des huit axes de l’approche globale et féministe de la santé [1]. On peut l’appliquer tant dans les politiques et les recherches que dans l’intervention individuelle ou collective. Cet article – qui est une version légèrement remaniée d’un dépliant publié en 2010 – a pour but de vous présenter l’approche dans ses grandes lignes.

Sommaire:

  1. Pour commencer: dépasser l’analyse différenciée selon le sexe (ADS)
  2. La construction sociale des inégalités
  3. S’opposer au néolibéralisme et à l’essentialisme
  4. Comprendre
  5. Agir (améliorer ses compétences, son intervention, et démocratiser son organisme)
  6. Rappelez-vous que…

 

Pour commencer: dépasser l’ADS

La majorité des groupes de femmes se réclame de l’analyse différenciée selon le sexe (ADS) et la revendiquent auprès des décideur.ses. Dans le but de promouvoir et d’atteindre l’égalité entre les sexes par des interventions appropriées, l’ADS veut rendre compte des inégalités entre les hommes et les femmes, ainsi que des effets différenciés des politiques et des programmes, selon qu’on est un homme ou une femme.

Toutefois, l’ADS ne tient compte ni de la diversité des personnes ni de la complexité de leur vie. Les femmes, comme les hommes, sont différentes les unes des autres, elles ne forment pas un groupe homogène. L’ADS peut avoir des effets discriminatoires car elle évite de se prononcer sur l’existence de rapports de pouvoir chez les femmes entre elles comme chez les hommes entre eux, de même qu’entre les genres (certaines personnes ne s’identifiant à aucun genre).

Pour agir en cohérence avec une dimension essentielle de sa mission, le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF) a adopté en 2008 l’approche intersectionnelle, une approche beaucoup plus approfondie de l’ADS. Il souhaite appliquer l’intersectionnalité dans ses interventions, ses revendications politiques et ses recherches, afin de faire partie du mouvement en faveur d’une plus grande égalité dans la société.

Notre féminisme est un humanisme qui s’appuie sur les principes de la « Déclaration universelle des droits de l’homme » et sur la « Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes » (CEDAW). La « Convention » vise l’accès à l’égalité pour toutes les femmes et le respect de leurs droits fondamentaux.

Changeons de lunettes! Pour une approche globale et féministe de la santé, RQASF, 2008, p. 37

 

Les femmes vivent des expériences fort diversifiées, jouent de nombreux rôles et portent de multiples identités.

Être jeune, au mitan de la vie ou âgée, être ou ne pas être de la même origine ethnonationale que la majorité, vivre seule ou avec une conjointe ou un conjoint, avoir ou non des enfants, s’occuper ou non de ses parents en perte d’autonomie ou de proches en situation de dépendance, devoir affronter ou non différentes situations de handicap, bénéficier ou non de temps pour ses loisirs, vivre dans une ville, en région, en banlieue ou à la campagne, dans une belle maison ou dans un logement insalubre, toutes ces situations et de nombreuses autres ont un impact sur la vie des femmes et sur leur santé. Elles doivent être prises en considération non seulement sur le terrain, dans le contexte de l’intervention, là où chaque femme a sa propre histoire, mais également dans l’analyse des politiques.

Certains facteurs sont reconnus comme des déterminants de la santé (la pauvreté, le travail, le réseau social, l’environnement physique, etc.). Mais des déterminants de la santé sont souvent définis d’une manière qui responsabilise la personne et la culpabilise pour ses comportements. Nous avons besoin de l’approche intersectionnelle pour prendre en compte les discriminations qui entraînent des problèmes sociaux et affectent la santé des personnes.

Prenons l’exemple de la pauvreté, qui est un puissant déterminant de la santé. Les personnes en situation de pauvreté vivent moins longtemps que les autres et connaissent de plus longues périodes d’incapacité ou de mauvaise santé. Les études sur la pauvreté révèlent qu’elle n’est pas distribuée également dans la société. En effet, la pauvreté touche davantage certaines « catégories »  de populations: les femmes, les personnes migrantes, les personnes d’une origine ethnonationale différente de la majorité, les personnes vivant avec des incapacités, les lesbiennes, et les personnes bisexuelles, transgenres et transexuelles. L’approche intersectionnelle permet de tenir compte des rapports sociaux et des discriminations qui peuvent affecter une personne. Ces rapports de pouvoir présents dans la société expliquent à la fois comment on catégorise des personnes (on les enferme dans des catégories stéréotypées) et comment les membres de ces catégories subissent un traitement qui entraîne, par exemple, la pauvreté.

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’intersectionnalité n’est pas en soi une nouvelle approche. Pour nous, c’est plutôt un retour aux principes éthiques fondateurs d’un féminisme humaniste. Depuis plus de trente ans, l’approche féministe vise à soutenir et à respecter toutes les femmes, quelles qu’elles soient, à prendre conscience avec elles des causes sociales et historiques collectives de leur situation, et à lutter à leurs côtés pour des changements sociaux.

L’intersectionnalité remet en question les inégalités dans la société et propose une alliance entre majoritaires et minoritaires. À l’opposé se retrouve la pensée néolibérale et conservatrice, qui a peu à peu changé notre compréhension du monde au cours des dernières décennies. Les effets politiques et sociaux de cette idéologie sont nombreux. Lorsque l’État abandonne ses responsabilités en ce qui concerne les services publics, qu’il propose la marchandisation de la santé, de l’éducation et des ressources de la planète (par exemple celle de l’eau), c’est toute la société qui devient plus individualiste. Le néolibéralisme réduit la solidarité entre les personnes.

L’intersectionnalité fait valoir que les inégalités sont non pas naturelles, mais construites. À l’opposé, le néolibéralisme est imprégné d’essentialisme, par exemple un essentialisme sexiste, qui fait la promotion des valeurs familiales traditionnelles: les femmes seraient « faites » pour fournir gratuitement le travail domestique et les soins à toute la famille. Par conséquent, il est normal, entre autres, que leur rémunération soit moindre et qu’elles constituent 75% à 80% des aidantes dites naturelles.

L’essentialisme est basé sur l’idée que les personnes sont de nature différente, définies selon des critères précis (sexe, genre, « race », classe sociale, lieu de naissance, etc.). Il généralise (« les ceci sont comme cela ») et oppose « NOUS » à  « EUX » ou « ELLES ». À l’origine de multiples préjugés, l’essentialisme contribue à une perception fausse des personnes. Nous devons nous demander comment nous reproduisons ce type de pensée dans nos interventions.

L’essentialisme est un courant de pensée aussi répandu que puissant et trompeur; il faut donc redoubler de vigilance pour ne pas le cautionner et pour y faire échec. Une approche féministe véritablement cohérente rejette ce courant de pensée et cherche à reconnaître les inégalités et les rapports de pouvoir qui traversent toute la société.

Nous devons combattre l’essentialisme, porteur d’exclusion, qui enferme les femmes comme les hommes (ou tout autre catégorie sociale) dans des identités figées.

Changeons de lunettes! Pour une approche globale et féministe de la santé, RQASF, 2008, p. 37-38

Repousser ses réflexes essentialistes (tout le monde en a), développer ses compétences pour améliorer sa compréhension de la situation d’une personne, transformer ses schèmes de pensée habituels sont des objectifs d’envergure. Voici quelques pistes de réflexion et d’action qui vous aideront à agir maintenant.

 

Comprendre comment et pourquoi une personne vit une situation telle qu’elle la vit et situer son expérience dans les contextes historique, politique, économique et culturel de la société exige une approche complexe. Tel est le défi de l’approche intersectionnelle.

Chaque femme porte de multiples identités et a vécu de nombreuses expériences. C’est un réflexe commun de projeter sur elle ce que l’on pense savoir de ces identités, et de s’imaginer comprendre ce qu’elle a vécu, parce qu’on a soi-même vécu une expérience en apparence semblable.

Réfléchir sur sa position sociale peut mener à la prise de conscience que les étiquettes ne rendent pas compte adéquatement de la complexité d’une personne ou d’une situation de vie.

C’est donc une erreur de préjuger du vécu d’une femme parce qu’elle porte tel ou tel trait culturel ou social. Une même expérience, par exemple la mort d’un proche, le divorce, la maladie, la douleur, l’insécurité économique, peut être vécue de manières fort diverses. Également, les identités, qu’elles soient de sexe / genre, racisées, ethniques ou nationales, etc, peuvent être affirmées de multiples manières. L’approche intersectionnelle suggère de chercher à comprendre comment, particulièrement, une femme vit ses identités et ses expériences, compte tenu de l’intersection des discriminations auxquelles elle peut être confrontée.

Une démarche d’intervention basée sur une approche intersectionnelle suppose qu’on prenne conscience de sa position privilégiée au préalable et qu’on s’engage à:

  • Reconnaître l’existence d’un rapport de pouvoir dans le contexte de toute intervention (santé, services, etc.);
  • Prendre conscience de sa position sociale, car celle-ci s’interpose dans son rapport avec une personne;
  • Se poser des questions sur ses identités (genre, nationalité, etc.), sur ses convictions (politiques, religieuses, etc.), sur ses opinions (concernant la santé par exemple);
  • Prendre conscience que ces identités, ces convictions et ces opinions ont un impact dans ses rapports avec les autres personnes.
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Les différentes catégories auxquelles nous appartenons sont socialement construites. Dans un rapport avec une personne, on peut être à la fois en situation dominante sur certains plans et en situation dominée sur d’autres.

 

Améliorer ses compétences

Développer un esprit critique face à ses pratiques d’intervention;

  • Se renseigner sur le profil des membres ou des participantes, sans oublier les différentes minorités (au moyen, par exemple, du formulaire d’adhésion ou d’un sondage maison); acquérir une formation sur leurs spécificités de santé;
  • Sensibiliser son entourage personnel et professionnel: ne jamais tolérer les blagues, les remarques injurieuses dirigées contre une certaine catégorie de personnes;
  • Se renseigner sur les particularités de différentes cultures ou sous-cultures, puisque la culture influence la manière dont une personne cherche de l’aide, s’exprime sur ses problèmes et ses difficultés.

Améliorer son intervention

  • Considérer chaque personne comme une personne unique; ne pas préjuger de ses caractéristiques, de ses opinions ou de sa culture, ni de son appartenance à un groupe social ou de son identité: poser des questions ouvertes (par exemple: avez-vous un conjoint ou une conjointe?);
  • Reconnaître les compétences de la personne pour parler de son contexte de vie et l’encourager à s’exprimer;
  • Écouter et respecter la façon dont la personne se définit;
  • Être sensible aux handicaps invisibles ou à peine perceptibles, poser des questions avec délicatesse (la façon de communiquer peut différer selon les situations).

La manière dont les différents facteurs se chevauchent et s’influencent, c’est-à-dire leur intersectionnalité, est vécue différemment selon les personnes, selon les contextes de vie, selon les situations. Par exemple, toutes les personnes nées dans un même pays n’accordent pas la même importance à leur nationalité, même chose pour leur religion ou leur langue, par exemple.

Démocratiser son organisme

  • Encourager et promouvoir la diversité dans les équipes de travail et dans les instances décisionnelles (conseils d’administration);
  • Rendre l’espace et les locaux  accueillants en évitant de promouvoir une norme exclusivement blanche, hétérosexuelle, sans limitation fonctionnelle, etc. (accès, aménagement, décoration);
  • Créer un guide d’éthique ou des lignes directrices relatives à l’intervention ou à l’animation lors des activités;
  • Instaurer des mesures antidiscrimination avec la participation, à toutes les étapes, des populations concernées;
  • Former le personnel sur le profil social et démographique, ainsi que sur les réalités et spécificités de santé des membres ou des participantes, dans toute leur diversité;
  • Vérifier si les activités offertes répondent bien aux besoins de l’ensemble des membres ou des participantes;
  • Chercher des moyens (programmes, documents, ressources) d’améliorer l’accessibilité de l’ensemble des membres ou des participantes à ses services ou à ses activités;
  • Proposer des répertoires de ressources aux membres ou aux participantes issues de populations marginalisées;
  • Encourager le sentiment de prise sur sa vie (empouvoirement) chez les membres ou les participantes, sans oublier celles issues de populations marginalisées.

 

Environ 40% des personnes éprouvent des difficultés de lecture au Québec

16,5% de la population montréalaise est issue de minorités dites « visibles » (8,8% au Québec)

13,7% de la population canadienne vit avec des limitations fonctionnelles (« handicaps » et incapacités)

Au Canada, plus de 9,5% de la population en âge de travailler vit dans la pauvreté

12,6% de la population québécoise est immigrante (née à l’extérieur du Canada)

Environ 8% de la population féminine est homosexuelle


Note

[1]  Voir le cadre de référence Changeons de lunettes! Pour une approche globale et féministe de la santé, RQASF, 2008 (170 p.). Consulter la synthèse (11 p.) sur notre site.


Analyse et rédaction:
Isabelle Mimeault

Relecture:
Nadia Genois, Centre de santé des femmes de Montréal
Julie Witty Chagnon et Josée Delage, Centre de santé des femmes de l’Estrie (aujourd’hui Arrimage Estrie)
Lydya Assayag, Émilie Brunet, France Doyon et Lise Goulet, RQASF


Réalisé avec le soutien financier de Santé Canada
et du Groupe d’éducation-santé du Québec

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