Lieux de soins et de traitement de la maladie mentale, les hôpitaux psychiatriques peuvent aussi se transformer en puissants outils de régulation sociale, par exemple lorsque sont internées contre leur gré des personnes jugées dangereuses. On touche ici au nœud du problème. Le Collectif Action Autonomie a effectivement remarqué que la dangerosité pouvait « être comprise de façon totalement arbitraire, dans le sens d’une « inadaptation » sociale, de marginalité, de non-conformité avec ce que les préjugés de la société considèrent comme « normal » » [1]. Un petit détour par le passé va nous permettre de voir que cet aspect normatif de la psychiatrie est présent dès ses débuts, lors de la fondation de l’asile.
L’essor de l’asile au XIXe siècle
En Occident, l’asile naît au tournant des XVIIIe et XIXe siècles dans un contexte particulier : celui de l’industrialisation, de l’urbanisation et de l’explosion capitaliste. Alors que les malades étaient auparavant tout simplement enfermés dans des hôpitaux généraux ou même des prisons, ils vont désormais disposer d’un lieu qui leur est dédié, et dans lequel on cherche à les « soigner ».
Il est intéressant de noter que l’asile éclot à un moment où la perception même de la folie évolue. André Cellard explique ainsi que le XIXe siècle est caractérisé par l’élargissement de la définition de la folie. En plus des personnes atteintes de troubles mentaux, la folie concerne donc des individus qui détonnent avec la norme bourgeoise et masculine de l’époque. L’asile va donc mettre en place ce que l’on pourrait qualifier de thérapie des mœurs dont l’objectif est de reprogrammer les personnes aliénées à agir « normalement ». Ainsi, la médecine aliéniste se fait gardienne de l’ordre. Au XIXe siècle, l’asile est donc un outil de contrôle social aux mains de la bourgeoisie. Il substitue à un enchaînement physique un enchaînement moral.
« La colère n’est pas acceptée de la part d’une femme » [2] : la peur de la révolte
De nombreuses femmes prennent ainsi le chemin de l’asile parce qu’elles ont refusé, consciemment ou non, le rôle traditionnel qui leur était dévolu : celui d’épouse et de mère. La psychiatrisation du XIXe siècle va également réprimer des comportements féminins jugés déviants ou dangereux.
Les femmes qui sortent des sentiers battus, qui se révèlent insoumises, en privé ou en public, qui se révoltent contre les forces de l’ordre ou qui cherchent à transcender leur statut en s’impliquant en politique risquent l’enfermement. Les femmes qui font carrière ou qui veulent étudier pour changer de statut social peuvent aussi rentrer dans la catégorie des « aliénées ». C’est par exemple le cas d’Hersilie Rouy, internée en France, parce qu’elle était considérée comme déviante. Il faut savoir qu’Hersilie était célibataire et solitaire. Mais surtout, pianiste de renom, elle subvenait seule à ses besoins, dans une société où l’homme est censé être le seul pourvoyeur.
Toutes des nymphomanes! : la peur de la sexualité féminine
Sous prétexte de nymphomanie (hypersexualité ou sexualité compulsive), d’érotomanie (conviction délirante d’être aimée) ou encore de lubricité (penchant prononcé pour le sexe et plaisirs charnels), on interne des femmes ayant des pratiques sexuelles libérées ou non conventionnelles, qui se désintéressent de la vie conjugale, délaissent leurs époux, prennent des amants, comme cette femme fréquentant un homme de vingt ans son cadet. Les prostituées sont bien évidemment suspectes. Leur internement est relié à la peur de la syphilis et à la contamination du corps social.
De même, les médecins établissent un lien entre menstruation et folie. Selon eux, c’est le dérèglement du cycle qui produit l’aliénation. Ils mettent donc tout en œuvre pour rétablir le cycle. Bien sûr, la sexualité doit être muselée, et la masturbation condamnée. Pour les « cas désespérés », les aliénistes vont ainsi jusqu’à pratiquer l’amputation du clitoris.
Asile et contrôle social
Le point commun entre toutes ces figures de l’internée? Il s’agit de femmes qui ne restent pas à leur place, qui se révoltent, chacune à leur manière, contre l’ordre établi. Certaines adoptent des comportements sexuels dits « masculins » en recherchant le plaisir, ou en se faisant dominantes. D’autres tentent de transcender leurs rôles traditionnels de mères et d’épouses en accédant aux sphères masculines d’activités. La structure asilaire va donc chercher à reformater ces femmes. Pour cela, elle impose aux aliénées la soumission, la passivité, la modération et l’obéissance, toutes les caractéristiques attendues d’une bonne épouse et d’une bonne mère, en utilisant la peur comme agent thérapeutique.
Asile Saint-Michel-Archange, Vue du pavillon des femmes – Vers 1900, BAnQ, Fonds Les Soeurs de la Charité de Québec, P910,S3,D4,P64.
Alliant méconnaissance du corps féminin et présupposés moraux et scientifiques, l’asile participe au confinement des femmes à la sphère privée, à leur relégation à la maison, aux rôles d’épouses et de mère. En contrôlant leurs corps, il restreint aussi leur sexualité. Comme d’autres institutions de son époque, l’asile est ainsi un moyen de maintenir les femmes dans leur position de subalternes. Il est en cela un véritable outil de contrôle social.
Et aujourd’hui?
Si les choses ont changé, le traitement psychiatrique des femmes reste problématique. Ainsi, il faut savoir que, lorsqu’une femme se rend chez le généraliste pour une dépression, de l’anxiété, ou autre, elle a plus de chance qu’un homme de se faire prescrire des antidépresseurs et des anxiolytiques.
De plus, il est important de noter qu’une majorité de personnes traitées avec l’électroconvulsivothérapie (électrochocs) sont des femmes, soit 65,4 % en 2010. Or, cette technique est préoccupante, notamment car son efficacité est incertaine. Si les électrochocs parviennent à soulager les personnes dépressives pour quelques semaines, ils se révèlent médiocres pour traiter la schizophrénie et les manies. Et, même lorsqu’il est efficace, ce traitement ne fait que maîtriser les symptômes, et non guérir le ou la malade. En outre, les électrochocs produisent de nombreux effets secondaires plus ou moins graves (état confusionnel, troubles de la mémoire, lésions vasculaires et cérébrales, complications cardio-vasculaires, etc.).
Enfin, lorsqu’elles se retrouvent en institution, les femmes subissent un traitement différentiel par rapport à leurs homologues masculins. Effectivement, une enquête de 2015 menée par Sue-Anne MacDonald et Audrey-Anne Dumais Michaud indique que les hôpitaux psychiatriques perpétuent la soumission féminine en infantilisant et décrédibilisant leurs patientes. Les femmes sont également la cible de remarques misogynes et même de harcèlement, comme l’illustrent ces propos : « un infirmier m’a pogné par le cul et m’a dit va dans ta chambre ! » [3] En participant à l’assujettissement des femmes, la psychiatrie actuelle joue donc encore un rôle dans la reproduction des inégalités entre les hommes et les femmes. Si le chemin parcouru depuis le XIXe siècle est indéniable, la situation des internées reste un problème. Traitement différentiel, discrimination, infantilisation, sexisme et préjugés restent le lot des femmes atteintes de troubles de santé mentale.
Cécile Retg, M.A. Histoire et bénévole au RQASF
Notes
[2] Parole d’une internée dans Sue-Anne MacDonald et Audrey-Anne Dumais Michaud, La Reconnaissance des expériences des femmes en psychiatrie. Rapport de recherche concernant l’impact des hospitalisations en psychiatrie sur la vie des femmes, Montréal, 2015, page 22.
[3] Parole d’une internée dans Sue-Anne MacDonald et Audrey-Anne Dumais Michaud, La Reconnaissance des expériences des femmes en psychiatrie. Rapport de recherche concernant l’impact des hospitalisations en psychiatrie sur la vie des femmes, Montréal, 2015, page 27.
Références
Banken René, L’utilisation des électrochocs au Québec. Résumé de l’Agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé, 2003
Benabdallah Khadija, Pour l’abolition des électrochocs! Les électrochocs : état des lieux, 2005 (document produit pour le Collectif Action Autonomie)
Cellard André, Histoire de la folie au Québec de 1600 à 1850, s.l., Boréal, 1991
Collectif Action Autonomie, Comité Pare-choc
Groupe de travail ad hoc sur les femmes, la santé mentale, l’utilisation de substances et la toxicomanie, Les femmes, la santé mentale, les maladies mentales et la toxicomanie au Canada : tour d’horizon, 8 mai 2006
MacDonald Sue-Anne et Audrey-Anne Dumais Michaud, La Reconnaissance des expériences des femmes en psychiatrie. Rapport de recherche concernant l’impact des hospitalisations en psychiatrie sur la vie des femmes, Montréal, 2015
Ripa Yannick, La ronde des folles. Femmes, folie et enfermement au XIXe siècle (1838-1870), Paris, Aubier, 1986